5 mars 2014
Mediapart
Au Théâtre de la Bastille, François Orsoni adapte pour la scène le roman du dramaturge hongrois de langue allemande Ödön von Horváth, mort en 1938. L’histoire d’un professeur confronté à une génération endoctrinée par les idées nazies.
La jeunesse est le milieu naturel de François Orsoni. Après ses mises en scène rock de Baal et Jean la Chance, pièces du jeune Bertolt Brecht, il adapte l’un des trois romans du dramaturge Ödön Von Horváth avec une énergie juvénile insufflée par une bande d’acteurs aux accents anglais, danois, flamand. Cette distribution mélangée résonne d’autant plus justement qu’Horvath, qualifié d’auteur dégénéré par les nazis, a sillonné l’Europe en éternel exilé.
C’est lors de stages, en Corse puis au Cours Florent, que François Orsoni a commencé à travailler sur ce texte empreint d’une urgence fiévreuse, écrit par l’auteur un an avant sa mort. Le héros, ou l’anti héros, de Jeunesse sans dieu est un professeur de géographie humaniste aux prises avec une classe de plus en plus séduite par les idées fascistes : « Tous les nègres sont fourbes, lâches et fainéants » écrit un élève dans une copie. Parce qu’il répond que les « nègres aussi sont des hommes», le professeur va voir son autorité et son enseignement remis en cause. Finalement maintenu dans ses fonctions, il accompagne ses élèves à un camp d’entraînement militaire en forêt. C’est là que ce noue un terrible fait divers dont l’enseignant est à la fois l’acteur et le spectateur voyeur : il lit le journal intime de l’un de ses élèves qui raconte son amour pour Eve, une jeune vagabonde, et laisse accuser à tort un autre garçon. Mais celui-ci est peu après retrouvé mort. Le professeur sait qui est le véritable coupable mais ne veut pas avouer son larcin. Au moment du procès, il est tiraillé entre sa lâcheté et son attirance pour la jeune voleuse qu’il veut protéger. Comme dans ses pièces les plus célèbres, Casimir et Caroline,Légendes de la Forêt viennoise ou Foi, amour, espérance, Horváth décrit dans ce roman la montée des périls, le piège qui se referme, une société hantée par l’ordre et la religion. Mais, comme s’il était conscient que tout était perdu, le professeur semble n’avoir d’autre choix que de vivre dans ses fantasmes.
Comédien flamand vu chez TG Stan, Bert Haelvoet joue avec une élégance nonchalante le professeur et son double, la voix qui lui intime de se taire pour préserver son confort. François Orsoni insiste sur la dimension psychanalytique du texte, le duel entre le moi et le surmoi, la lutte entre la pulsion érotique et le cas de conscience. Grâce à un dispositif tri-frontal, le plateau ouvert aux regards devient un champ de bataille, une arène, la scène des conflits intérieurs du personnage et un lieu de débat qui inclut les spectateurs. Jouant une multitude de rôles -les écoliers en uniforme, les parents d’élèves, un curé, un juge, un avocat- les acteurs prennent en charge la narration en une succession de saynètes souvent drôles, burlesques ou poétiques, qui renforcent la noirceur et la puissance du texte. Chacun a sa personnalité, fragile ou insolente, sa voix parlée et chantée car chez François Orsoni la musique n’est jamais loin : quelques notes de Lennon à la guitare, une chanson de Joe Jackson réinterprétée librement au piano. Créant une bulle onirique et amoureuse, la rencontre nocturne entre Eve et son jeune amant est particulièrement réussie. Une pluie d’étoiles inonde la scène mais cette beauté n’est qu’une illusion puisque tout est déjà sali.
Le spectacle allie la force vitale et l’inquiétude propres à Horváth tel que le dépeint Klaus Mann dans Le Tournant, son aptitude à décrire « l’angoisse, ce sentiment de malaise profond, paralysant, que Freud a reconnu comme un phénomène capital de notre civilisation ». Il est mort sur les Champs-Elysées le 1er juin 1938, près du Théâtre Marigny, en recevant sur la tête une branche d’arbre tombée lors d’une tempête. « Le poète qui n’avait pas peur de nazis fut guillotiné à Paris par un arbre pacifique » écrit encore Klaus Mann. Il venait précisément de négocier avec Robert Siodmak l’adaptation cinématographique de Jeunesse sans Dieu.
Sophie Joubert