Texte Ödön von Horváth

Adaptation Marie Garel & François Orsoni
Mise en scène François Orsoni

Costumes Sara Kittelmann
Régie générale & lumières Antoine Seigneur-Guerrini
Scénographie & vidéo Pierre Nouvel
Son Rémi Berger

Avec Brice Borg, Bert Haelvoet, Thomas Landbo, Estelle Meyer, Bernard Nissille, Florian Pautasso, Camille Rutherford, Jordan Tucker

Compagnie conventionnée par la CTC et la ville d’Aiacciu
Co-production Théâtre de la Bastille, Aria, CDN de Reims
Avec le soutien de la Ménagerie de verre et du théâtre Paris Villette
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National

Création Théâtre de la Bastille, Paris mars 2014


à propos

Été 2011. Les mises en scène de Jean la chance et de Baal se sont succédées. Nous formons une troupe et c’était mon souhait. Plus que les pièces elles-mêmes, les liens qui se fabriquent autour m’importent et me comblent. Mais cet été là je suis fatigué. Ma petite famille de théâtre me semble dysfonctionnelle, éparpillée, capricieuse. Un stage m’est proposé, avec des jeunes acteurs. Je pense qu’il est parfois salvateur de fuir les siens. Le village corse d’Olmi-Cappella abrite ce stage. Je le connais bien, je suis Corse, même si je suis aussi un peu allemand, anglais, français… Je dois trouver un matériau à ce stage et je suis vide, sans autre envie que celle de m’échapper de ceux que je connais. Je lis et lis encore, rien ne m’accroche. Je n’arrive pas à me concentrer. Je m’abrutis de télévision. Le dimanche soir je suis heureux quand vient l’heure de « faites entrer l’accusé ».

La date du stage approche et je n’ai pas de texte.

Je pense à ce village et aux enquêtes de Christophe Hondelatte.

L’année précédente j’avais observé le climat qui régnait dans ces montagnes corses. La chaleur intense, les répétitions studieuses et les soirées qui laissaient échapper la tension, les jeunes filles en tenues très légères, transpirantes, rieuses, les jeunes hommes qui buvaient, discutaient théâtre, sans regarder vraiment ces filles, ou ne s’en émerveillant pas. Tout cela semblait bien normal et bon enfant. Les habitants du village devenaient les spectateurs d’un théâtre qui se jouait chez eux, sur le plateau de leur vie reléguée à de la figuration. Ils en étaient exclus par cette jeunesse, par ce jeu accaparant qualifié de travail, ils en devenaient transparents et voyeurs. Un homme d’une cinquantaine d’années venait chaque jour voir une jeune actrice répéter. A la fin de la journée, il lui offrait des gâteaux, et l’emmenait faire un tour sur sa vieille moto. Elle acceptait sans réfléchir. L’homme, les montagnes, la Corse, la chaleur, elle embrassait tout le folklore, curieuse et enivrée. Il ne s’est rien passé. Personne n’a retrouvé le corps de cette jeune fille au fond d’un ruisseau, elle est rentrée à Paris. Mais tous les éléments étaient présents, en attente du drame. Je regardais sans doute trop la télévision. Et puis j’ai lu les pièces d’Ödön Von Horvàth. Mais je ne voulais plus de théâtre, je souhaitais sortir du cadre. J’ai pensé à quelque chose qui s’écrirait au jour le jour, qui n’existerait pas déjà, que personne ne se serait approprié. Horvàth n’a écrit que trois romans. J’ai lu « jeunesse sans dieu ». J’ai décidé de partir dans les montagnes corses avec des jeunes filles et des garçons, avec comme seule envie de théâtre un roman.

Horvàth décrit un monde où la délation, l’accusation, la justice, la loi, régissent une société hantée par l’ordre, soumise à des autorités, elles-mêmes subordonnées à d’autres autorités plus menaçantes encore, comme des poupées russes que l’on ouvre sans fin. Il y a toujours quelqu’un au dessus de vous qui peut vous anéantir, d’un mot, d’un regard. Le chaos a dilué toute conscience dans un bain de peur. Ne pas se faire prendre, ne pas perdre, observer la violence et le sexe chez les autres, les vivre par procuration, être dans les multiples possibles qu’offre une existence rêvée. Le professeur est lâche, indigné, voyeur, avide, envieux, et finit meurtrier alors qu’il n’a tué personne de ses propres mains.

À sa première lecture le roman m’a frappé par ses ruptures, ses détours, l’écriture me semblait urgente, presque automatique, alternait le récit didactique d’épisodes concrets et le lyrisme prenait des chemins détournés. Pourtant la répétition et l’obsession construisaient une pensée inconsciente, qui semblait échapper de l’auteur malgré lui. La description d’une société absurde dans laquelle se débat le professeur, sa solitude extrême qui confine à la folie, son sentiment d’une coalition sourde qui se tisse autour de lui sans être incarnée par des êtres précis mais par ces Autres qui l’entourent et qui eux aussi tremblent, la paranoïa croissante que ce climat engendre, la culpabilité d’un crime qui n’est pas le sien mais que l’on voudrait commettre pour exister, pour agir, la recherche de foi perdue, tous ces éléments imprègnent le roman de ce climat des années 30 en Allemagne. Il faut des coupables, il faut des victimes, et le professeur interroge sa place, sa lâcheté, sa foi, à tout moment.

Après plusieurs lectures j’ai eu le sentiment que le professeur (Horvàth lui même?) écrit cette histoire alors qu’il est déjà trop tard, qu’elle est en chemin vers une issue fatale, qu’elle a même déjà eu lieu. Il ne fait que se débattre, il ne peut rien, il le sait, il observe sa propre passivité et la torpeur le terre au seul endroit où il se pense en sécurité, son esprit.

Une dualité se crée en lui, qui n’est que le symptôme de son inertie. Il n’a plus que l’esprit pour se battre, débattre. Le personnage du « double » est pour moi une évidence émanant du texte lui-même. La description concrète de la vie en classe, du camp, du procès, devient l’irréel que subit le professeur. Le réel s’incarne dans les pensées qui le hantent. Le mental devient l’unique lieu de vérité quand tout autour le mensonge et la peur fabriquent un cauchemar peuplé d’êtres qui ne sont plus que des figures menaçantes, ou des projections fantasmées de soi-même, voire les deux à la fois…

C’est ainsi que le texte a été adapté dans un premier temps. Au plus près de ce qui semblait être la parole inconsciente d’Horvàth, des mots écrits comme à la vitesse d’une pensée terrifiée. L’urgence de n’écrire que l’essentiel, sans organisation, comme une impulsion irrépressible, une nécessité, qui donne au texte sa forme particulière, où le sentiment d’inachevé construit paradoxalement la force de vérité du roman, un tout.

La pensée est la dernière lutte et on s’y perd. On devient fou mais c’est toujours une belle échappatoire. Il ne reste que l’interrogation, que les possibles, la connaissance de soi, vaine finalement. Il n’y a plus d’instances à qui s’en remettre, plus d’amis, ni d’ennemis que soi-même, plus de désir qui ne soit puni. Il reste la pulsion pour se sentir vivant. Celle du meurtre, celle du sexe. La sauvagerie de l’état est la norme, l’état sauvage est pointé du doigt.

Les images scéniques sont apparues dès la lecture du roman. Il est possible que le professeur soit au lit, dans sa chambre, il est possible qu’il se souvienne, que ses souvenirs vacillants se matérialisent, il est possible que tout cela n’ait jamais eu lieu, il est possible que cela se produise tout de même. Le plateau est le lieu de l’enfermement psychique du professeur. Son récit est une construction mentale, avec sa géographie propre, libre de toutes contraintes de réalisme. Ce que les souvenirs et les sensations lui laissent de ce qui est déjà arrivé, ce qui s’est passé, qu’il est trop tard pour modifier, s’incarne par des résidus d’une réalité passée, des objets familiers qui ne correspondent pas au lieu décrit par le texte, des personnages qui traversent son champ de vision sans être conviés par le récit, un anachronisme, des êtres qui sont les mêmes, sans être physiquement les mêmes. La musique, la danse, le rire et l’absurde s’invitent d’autant plus que tout est permis, tout est échappatoire. Mais de Dieu, personne n’en parle.


Diffusion

La Comédie de Reims, novembre 2014 (5 représentations)
Espace diamant, Ajaccio, du 29 au 30 avril 2014
Théâtre de Bastia, le 24 avril 2014
Théâtre de la Bastille, Paris, du 3 au 30 mars 2014, création
A stazzona, Olmi Cappella, février 2014 (work in progress)
Centre universitaire de Corte, février 2014 (work in progress)


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