15 mars 2014
Lacan Quotidien
Le cauchemar de l’avant-printemps
Jeunesse sans Dieu est certainement un roman, mais son auteur, Horvath, qui l’écrivit en exil et le fit publier à Amsterdam avant de venir à Paris et d’y mourir accidentellement en 1938, était aussi un dramaturge. Il est difficile de ne pas penser qu’il s’inscrit dans la suite de L’éveil du printemps. Le mystère de la sexualité n’est plus ici central, ni celui de la paternité. Il n’est pas question de découvrir la sexualité, perverse ou « normale ».
L’intrigue a pour support trois jeunes adolescents, élèves, et leur professeur, le « je » de la narration, fils aimant et célibataire de 34 ans. Au programme de l’enseignement des collèges, la guerre. Le clan, unité suprême, est sa cause et le salut de tous. La voix radiophonique est sa voix. On ne peut que lui obéir, ou mourir. Mais lui obéir, c’est mourir aussi, c’est même, déjà, être mort et ne le savoir pas. Annoncée, inéluctable, la voix rive ainsi chacun à son mur intérieur, mais malheur, s’il en a un, car « Dieu est terrible ».
Que pèse alors la voix du professeur en butte à ses élèves endoctrinés ou retirés au tréfonds d’eux-mêmes ? Le corps du roman, c’est ce monologue constant qui résiste à la propagande, mais ne s’en embarque pas moins dans une intrigue mortelle. La mission de l’enseignant échoue sur le roc de la pulsion de mort. Le goût du savoir s’est résorbé dans l’apprentissage du maniement des armes, mais celui du meurtre a toujours l’âge de la pierre.
L’adaptation à la scène de François Orsoni fait du monologue dialogue et étend la structure du procès à l’ensemble du drame : le confident du professeur, son adresse, c’est son juge. Quant aux jeunes gens ils incarnent, l’un la normalité et son programme clanique, les deux autres, chacun une voie singulière : l’une articulée à la carence parentale totale, l’autre à un trognon de fantasme supporté par une réminiscence. Toutes deux laissent ouverte la voie du crime, ou comme jouissance suprême, ou comme solution contingente. Il aura lieu quand la classe et son professeur se retrouveront sous la tente, dressée parmi les étoiles de la voûte céleste qui s’est fracassée sans doute, payant son tribut de beauté à cette scène, pour exécuter le programme d’apprentissage guerrier.
Le procès qui a lieu est donc celui de la transmission impossible ; il se double de celui de l’amour, de la vérité et du mensonge. Convenu chez la première (mère de N), singulièrement absent chez les deux autres (Z et T), le procès montre qu’aucun don de parole n’est venu tempérer la jouissance dont ces femmes terriblement ordinaires ont infligé le spectacle à leurs fils, tenant pour rien leur présence auprès d’elles.
La vérité et l’amour aveugle ont saisi le jeune homme prêt à prendre sur lui le crime qu’il n’a pas commis, livré qu’il était à ses souvenirs traumatiques qui faisaient de lui à son insu le partenaire de fortune d’une jeune fille en rupture de ban, rencontrée par hasard dans la méconnaissance et la confusion. Le spectre d’une passion chevaleresque traverse aussi le professeur et s’entiche un moment de la jeune fille perdue. Même le jeune homme assassiné revient et parle, démontrant que mort, il l’était avant le crime et le reste, parmi les morts- vivants. Quant à l’assassin, la pulsion a achevé le trajet le concernant.
Alors ? Désespoir et néant ? Pas tout à fait. Un petit mignon discret qui n’avait trop rien dit et a assisté à tout ça s’en est ému, avec trois autres. Les voilà qui se réunissent, pour lire et discuter. Non, ils ne se moquent pas des autres ni du monde. Ils y ont trouvé un ancrage, et s’accrochent. Le professeur n’a plus qu’à s’exiler, ce qu’il fait.
Nathalie Georges-Lambrichs